Un peu d’histoire… le ravalement informatique de Leroy-Merlin
Il y a encore peu, les grandes surfaces de bricolage n’avaient pas dépassé l’âge de la pierre informatique.
Par exemple, pour éditer une facture, il fallait demander au caissier, qui arrêtait sa caisse pendant dix minutes, imprimait la facture sur une autre machine, en encre turquoise sur fond blanc, attention ne la laissez pas au soleil ou bien elle s’effacera. Il n’y avait pas de suivi des achats sur internet, ne parlons même pas de commander à distance ou de retrait au drive. C’était le règne sans partage du papier.
Puis, contrairement à ses concurrents, Leroy-Merlin a fait le choix de rénover les services rendus au niveau informatique.
Pour reprendre l’exemple de la facture, l’enseigne a mis à disposition de ses clients des imprimantes en bout de caisse. En scannant simplement son ticket de caisse, il devenait possible d’éditer sa facture soi-même.
L’investissement était minime : quelques imprimantes, du papier, et leur entretien qui peut être sous-traité à un prestataire. Trois coups de pinceaux donc, mais un gain énorme en contrepartie :
- les caissières et caissiers peuvent se concentrer sur leur mission principale : encaisser, et n’ont plus besoin de formation ou d’aide pour réaliser des factures.
- les queues aux caisses se réduisent, donc le service rendu aux clients est meilleur.
- les clients sont autonomes dans l’impression de leurs factures, donc là encore le service est meilleur.
- ultérieurement, il devient même possible de supprimer les imprimantes et le papier, et simplement envoyer la facture par e-mail comme le propose déjà l’enseigne Decathlon, ce qui offre un rendement encore meilleur.
Une innovation en dents de scie…
Comme j’achète régulièrement chez Leroy-Merlin, je me suis laissé convaincre par leur carte de fidélité. L’un des avantages de cette carte, c’est de ne plus avoir besoin de ticket de caisse : il suffit de passer la carte à chaque achat, et tout est stocké dessus.
Ce projet de transformation offre plusieurs bénéfices (au-delà de la fidélisation de la clientèle, qui est très relative vu la pléthore de programmes de fidélité) :
- diminution voire suppression des coûts liés à l’impression de tickets de caisse : machine spécialisée, papier, encre…
- suivi de tous les achats de chaque client, des données particulièrement intéressantes pour faire de l’analyse big data ou de l’IA.
Quand on se rend au service après-vente, il suffit donc de présenter sa carte de fidélité et le produit défectueux. La personne du SAV répond alors « J’ai bien retrouvé votre produit, vous souhaitez un échange ou un remboursement ? ».
Non, minute… D’abord, la personne demande : « Savez-vous vers quelle date vous l’avez acheté, et combien il coûtait ? ».
Hum ? La première fois que j’ai entendu cette question il y a 2 ans, elle m’a interloqué. Pourquoi la personne du SAV ne se contentait-elle pas de scanner l’étiquette du produit, ou bien de rechercher le produit dans mon historique d’achat sur son ordinateur ?
Pourquoi ? Facile : c’est impossible !
Il y a une chose que le chantier de modernisation informatique de Leroy-Merlin n’a pas anticipé : il n’y a pas de moteur de recherche dans les tickets de caisse du client. Le SAV a accès exactement à la même interface que le client et elle est trop limitée, la preuve en image :
Que montre cette capture de mon interface utilisateur, outre le fait que je dépense sûrement beaucoup trop en bricolage ? Les pertes d’efficacités sont multiples :
- le SAV, le service client et tous les services de Leroy-Merlin perdent un temps infini à chercher ticket par ticket, produit par produit pour retrouver un achat (grâce aux fameuses questions « quand et pour quel prix ? »).
- il y a donc une queue maximisée au SAV, ce qui représente un mauvais service rendu au client.
- le client ne peut pas retrouver facilement un produit qu’il a déjà acheté pour le commander à nouveau, ni être informé sur la page d’un produit qu’il l’a déjà acheté, ce qui constitue à nouveau un mauvais service.
Le fil est rompu entre concepteurs et utilisateurs
Pour enfoncer le clou, imaginons que chaque salarié du SAV de Leroy Merlin passe 15 minutes à traiter un retour avec une carte de fidélité au lieu de 5 minutes avec un ticket de caisse. Il y a environ 550 salariés au SAV (d’après un article très intéressant de Capital sur l’automatisation du traitement des plaintes chez Leroy-Merlin).
Imaginons que chaque salarié du SAV ait affaire chaque jour à un client avec une carte de fidélité (ce qui est sûrement une hypothèse basse). Sur 550 salariés, cela représente 537 salariés qui font un travail efficace, et 13 salariés qui passent 35h chaque semaine sur une tâche aussi rébarbative que de la recherche de référence dans des tickets de caisse… Bonjour la démotivation des salariés et la baisse d’estime des clients dans la qualité du service Leroy-Merlin !
Comment Leroy-Merlin a-t-elle pu à ce point s’emmêler les pinceaux ?
C’est simple : le lien est rompu entre les concepteurs et les utilisateurs du projet de modernisation informatique. Les concepteurs n’utilisent pas leur projet et n’ont pas l’idée de créer un moteur de recherche. Les utilisateurs ne pensent pas que leur avis pourrait être écouté et se contentent de pester contre le programme de fidélité, l’informatique et les clients qui ne disent pas bonjour.
Comment résoudre ce problème ?
- Impliquez les utilisateurs dès le début du projet. Attention, il ne s’agit pas de constituer une armée mexicaine, ce qui paralyserait le projet à coup sûr ! Il faut consulter quelques utilisateurs clés, moteurs dans leur équipe, qui ont de bonnes idées, qui s’impliquent pour améliorer le service. Deux ou trois utilisateurs paraissent le bon équilibre.
- Favorisez les remontées d’information après le déploiement du projet : hotline, support, enquête de satisfaction, appelez les utilisateurs, allez passer une journée avec eux pour voir comment ils travaillent, intervenez lors d’une formation donnée à vos utilisateurs… il y a de nombreux moyens de nouer le lien avec ses utilisateurs !
- Autre piste, plus radicale : mettez les concepteurs et les utilisateurs dans la même pièce. C’est ce qu’a fait Elon Musk chez SpaceX : le bureau de l’ingénieur qui conçoit le moteur est à côté du technicien qui le soude. Finie la bureaucratie et les difficultés de communication !